6
À huit heures du matin, Mona se réveilla. L’horloge sonnait huit coups. Mais c’était la sonnerie stridente du téléphone qui l’avait sortie de son sommeil. Elle provenait de la bibliothèque mais il était trop tard pour aller répondre. Elle se retourna dans son lit douillet, s’entoura d’oreillers et regarda le jardin à travers la fenêtre. Le soleil du malin était magnifique.
Le téléphone arrêta de sonner. Un des employés avait dû répondre. Peut-être Cullen, le nouveau chauffeur, ou Yancy, le jeune garçon qui se levait toujours à six heures du matin. Ou alors la vieille Eugenia, qui considérait maintenant Mona avec un grand respect chaque fois que leurs chemins se croisaient.
Mona s’était endormie tout habillée sur le canapé où elle avait péché avec Michael, en essayant de toutes ses forces de penser à Yuri. Il avait enfin appelé et laissé un message à Célia : il allait bien et donnerait bientôt de ses nouvelles. Mais la pensée de Michael avait été la plus forte. Les trois fois où elle avait couché avec lui avaient été ses expériences érotiques les plus intenses.
Non pas que Yuri, l’amant de ses rêves, n’ait pas été merveilleux. Mais ils s’étaient montrés trop attentifs l’un envers l’autre. Ils avaient fait l’amour, bien sûr, mais avec tant de précautions ! Et Mona regrettait de ne pas avoir exprimé davantage ses désirs habituellement bien plus exubérants.
Exubérant. Elle adorait ce mot, qui lui convenait à merveille. « Tu es d’une exubérance débridée », lui répétaient Célia et Lily. Et elle répondait : « Je le prends comme un compliment. Où est le problème ? »
Si seulement elle avait pu parler elle-même à Yuri ! Célia lui avait conseillé d’appeler First Street. Pourquoi ne l’avait-il pas fait ?
Même oncle Ryan en avait été irrité.
— Il faut que nous parlions à cet homme. Nous devons lui dire, pour Aaron.
Le malheur était que Célia n’avait pas attendu pour lui annoncer la mauvaise nouvelle. Qui mieux que Mona savait à quel point Aaron comptait pour Yuri ? Il s’était confié à elle, préférant parler à faire l’amour pendant cette seule et unique nuit qu’ils avaient passée ensemble. Où était-il ? Comment allait-il ? Durant ces quelques heures de passion, il avait parlé de lui. Ses yeux noirs brillaient pendant qu’il racontait, dans ce magnifique anglais dépouillé propre aux étrangers, les événements importants de sa vie tragique mais, malgré tout, réussie.
Comment annoncer à un gitan, comme ça, que son meilleur ami s’est fait tuer par un chauffard ?
Une idée la frappa soudain. Le téléphone avait sonné, quelqu’un avait sûrement décroché mais on ne savait pas où la trouver. Personne ne l’avait vue s’écrouler de fatigue sur le canapé.
Depuis le moment où Rowan s’était levée et mise à parler, tout était allé très vite. Pourquoi lui avait-elle demandé de rester ? Qu’avait-elle de si personnel à lui dire ? Qu’avait-elle réellement en tête ?
Elle était en pleine forme. Aucun doute là-dessus. Tout l’après-midi et pendant la soirée, Mona l’avait vue reprendre petit à petit des forces. Pas une seconde elle n’avait craint qu’elle ne retombe dans son mutisme. Au contraire, elle avait repris la direction de la maison et, plus tard dans la soirée, une fois Michael endormi, elle était redescendue réconforter Béatrice et la persuader de coucher dans l’ancienne chambre d’Aaron. Béatrice avait affirmé ne pas vouloir remuer ses souvenirs, pour finalement avouer que se lover dans l’ancien lit d’Aaron était la seule chose dont elle avait envie.
— Avec l’odeur d’Aaron tout autour d’elle, avait dit Rowan à Ryan, elle se sentira en sécurité.
Cette remarque avait paru bizarre à Mona. Mais tous semblaient penser que c’était un bon remède après un décès. Ryan s’inquiétait pour Béa, et pour tout le monde, d’ailleurs. Mais, en présence de Rowan, il avait l’attitude d’un général sérieux et compétent devant son chef d’état-major.
Rowan avait emmené Ryan dans la bibliothèque et, pendant deux heures, sans avoir fermé la porte, ils avaient discuté de toutes sortes de choses, des projets pour Mayfair Médical jusqu’à divers détails concernant la maison. Rowan tenait à voir le dossier médical de Michael. Il avait l’air en aussi bonne santé que le jour de leur rencontre mais elle voulait consulter le dossier. Ne voulant pas la contrarier, Michael lui avait dit de s’adresser à Ryan.
— Et ta guérison à toi ? demanda Ryan. On t’attend pour les tests, tu sais.
Mona venait juste d’entrer pour dire bonsoir.
Yuri avait laissé son message à Amelia Street juste avant minuit et Mona s’était épuisée à passer successivement de la haine à l’amour, au chagrin, à la passion, aux regrets et à l’impatience.
— Je n’ai pas le temps de passer ces tests, avait répondu Rowan. Il y a des priorités. Par exemple, qu’a-t-on retrouvé à Houston dans la pièce où Lasher me gardait prisonnière ?
Se taisant en apercevant Mona, elle s’était levée, comme pour accueillir un personnage important. Ses yeux étaient brillants et toute froideur en avait disparu.
— Je ne voulais pas vous déranger, s’était excusée Mona. Mais je n’ai pas envie de rentrer à Amelia. Est-ce que je peux rester ?
— Je tiens à ce que tu restes, dit Rowan sans hésiter. Je t’ai fait attendre pendant des heures.
— Oui et non.
— Je suis impardonnable. Est-ce que nous pourrions discuter demain matin ?
— Bien sûr, avait répondu Mona d’un air épuisé.
Elle me parle comme si j’étais une femme, avait-elle songé.
— Mais tu es une femme, Mona Mayfair, avait dit Rowan en souriant.
Elle s’était rassise sans attendre et avait repris sa conversation avec Ryan.
— Vous avez dû trouver des papiers dans ma chambre de Houston, avec un tas de notes. Il avait écrit toute notre généalogie avant que sa mémoire ne commence à se détériorer.
Tout en s’éloignant le plus lentement possible, Mona avait trouvé curieux que Rowan parle de Lasher à Ryan, lui qui n’était même pas capable de prononcer son nom. Il était confronté à la dure réalité d’une évidence qu’il n’acceptait toujours pas. Papiers, généalogie, notes prises par le monstre qui avait tué sa femme. Gifford.
Mais, pour Mona, le plus important était de ne pas se sentir exclue. Rowan lui avait parlé comme à quelqu’un qui comptait. Tout avait changé. Et si elle demandait à Rowan, demain ou après-demain, ce qu’étaient ces papiers, il était fort probable qu’elle lui répondrait.
Incroyable d’avoir vu Rowan sourire, d’avoir vu son masque de froideur disparaître, ses yeux gris revivre et scintiller, d’avoir entendu sa voix profonde prendre ce ton chaud que peut donner un sourire.
Mona s’était rapidement éclipsée. Autant filer. Tu as trop sommeil pour écouter aux portes, de toute façon.
La dernière chose qu’elle avait entendue était la voix lasse de Ryan disant que tous les éléments récupérés à Houston avaient été examinés et classés.
Mona se souvenait du moment où tout était parvenu chez Mayfair & Mayfair. Elle se rappelait l’odeur qui émanait des cartons. De temps à autre, elle la distinguait encore dans le salon, mais elle était à peine perceptible.
Elle s’était affalée sur le canapé du salon, trop fatiguée pour réfléchir encore.
Tous les autres étaient partis. Lily dormait en haut près de Béatrice. Tante Vivian avait réintégré son appartement de St-Charles Avenue.
Pénétrant par les fenêtres ouvrant sur le porche, la brise rafraîchissait le salon déserté. Inutile de fermer les fenêtres puisqu’un garde faisait probablement les cent pas devant. Elle s’était couchée sur le ventre en pensant à Yuri, puis à Michael, et avait sombré dans le sommeil du juste.
Il paraît qu’avec l’âge on a du mal à s’endormir. Eh bien, tant mieux ! Elle ne demandait que ça. Elle avait toujours estimé que dormir était une perte de temps parce que la terre continuait à tourner sans elle.
Elle s’était réveillée à quatre heures du matin. Les portes-fenêtres étaient toujours ouvertes et le garde fumait une cigarette à l’extérieur.
Tout ensommeillée, elle avait écouté les bruits de la nuit, les oiseaux babillant dans l’obscurité des arbres, le grondement distant d’un train, un bruit d’eau d’origine inconnue. Une fontaine ou une piscine, sans doute.
Un quart d’heure plus tard, elle avait soudain compris : il n’y avait pas de fontaine, quelqu’un nageait donc dans la piscine.
S’attendant presque à découvrir quelque charmant fantôme, celui de la pauvre Stella, par exemple, ou Dieu sait quelle apparition, elle s’était glissée dehors pieds nus et avait traversé la pelouse. Le garde était hors de vue, mais cela ne signifiait rien, étant donné l’étendue de la propriété. Quelqu’un faisait des longueurs dans la piscine.
À travers les buissons de gardénias, elle avait aperçu Rowan nue qui, battement après battement, nageait avec une rapidité déconcertante. Elle reprenait régulièrement son souffle, la tête sur le côté, avec autant de facilité qu’un nageur professionnel ou un sportif qui tient à se maintenir en forme.
Ce n’était pas le moment de la déranger, s’était dit Mona, qui ne demandait qu’à se recoucher sur le canapé. Elle était si endormie qu’elle se serait laissée tomber sur l’herbe fraîche. Mais quelque chose l’avait gênée, dans cette scène. Était-ce la nudité de Rowan ? La rapidité et la régularité de son crawl ? Ou l’idée que, peut-être, le garde était tapi derrière un buisson, en train de l’épier ?
De toute façon, Rowan n’ignorait pas qu’il y avait des gardes un peu partout. Cela avait fait l’objet d’une heure de discussion avec Ryan.
Mona était retournée dormir.
À son réveil, elle pensa d’abord à Rowan, avant même d’évoquer le visage de Yuri ou de se sentir, comme d’habitude, coupable à cause de Michael, ou de se rappeler que Gifford et sa mère étaient mortes.
Elle fixa les rayons de soleil éclairant le sol, puis la chaise dorée près de la fenêtre. Les lumières de sa vie s’étaient presque éteintes lorsque Alicia et Gifford étaient mortes. Et maintenant que Rowan s’intéressait à elle, (cette femme mystérieuse si importante, pour de multiples raisons), toutes les lumières s’étaient rallumées.
La mort d’Aaron était une chose terrible mais surmontable. En fait, la sensation qui primait sur toutes les autres était cette excitation égoïste qu’elle avait ressentie la veille, lorsque Rowan lui avait adressé son premier regard intéressé, à la fois complice et respectueux.
Elle veut probablement me demander si j’ai envie d’aller au collège, se dit Mona. Son regard tomba sur ses chaussures à hauts talons. Elle ne pouvait plus les mettre. Et il était si bon de marcher pieds nus sur le parquet de First Street. Surtout depuis que les nouveaux domestiques en prenaient soin. Yancy les astiquait pendant des heures. Même Eugenia travaillait davantage et rouspétait moins.
Mona se leva et lissa sa robe de soie fripée. Elle s’approcha de la fenêtre du jardin et offrit son corps au soleil chaud et à l’air doux et humide, deux éléments qui lui paraissaient d’habitude normaux. Mais, à First Street, tout semblait toujours plus merveilleux et elle ne pouvait s’empêcher de méditer un moment avant de se lancer à l’assaut d’une nouvelle journée.
Protéines, hydrates de carbone, vitamine C. Elle était affamée. La veille, on avait dressé le buffet familial traditionnel et tout le monde était venu pour entourer Béa. Mais elle avait oublié de manger.
C’est pour ça que tu t’es réveillée en pleine nuit, se dit-elle. Avoir le ventre creux lui donnait toujours mal à la tête. Elle repensa soudain à Rowan nageant seule, et cette pensée la mettait mal à l’aise : sa nudité, l’heure indue et la présence des gardes. Bon, après tout, c’était une Californienne ! Ils devaient faire des trucs comme ça tout le temps, là-bas.
Elle s’étira, écarta les jambes, se baissa pour toucher des mains la pointe de ses pieds puis se releva et se pencha en arrière en secouant sa cascade de cheveux. Elle sortit de la pièce, s’engagea dans le corridor, traversa la salle à manger et entra dans la cuisine.
Des œufs, du jus d’orange, la concoction de Michael.
L’odeur de café frais la surprit. Elle attrapa une tasse en porcelaine dans le vaisselier et saisit la cafetière. Très noir, de l’espresso, comme celui que Michael buvait à San Francisco. Non, en fait, elle n’avait pas du tout envie de café. Elle aurait préféré quelque chose de frais. Du jus d’orange. Michael en avait toujours de pleines bouteilles dans le réfrigérateur. Elle remplit sa tasse du liquide orange et reboucha avec précaution la bouteille pour que la vitamine C ne s’en échappe pas.
Soudain, elle s’aperçut qu’elle n’était pas seule.
Rowan était assise à la table de la cuisine et l’observait en fumant une cigarette. Elle fit tomber sa cendre dans une jolie soucoupe en porcelaine bordée de fleurs. Elle portait un ensemble de soie noire, des boucles d’oreilles en perles et une rangée de perles autour du cou.
— Je ne t’avais pas vue, s’excusa Mona.
— Tu sais qui m’a acheté ces vêtements ? demanda Rowan.
Sa voix était aussi douce que la veille.
— Probablement la même personne que celle qui m’a acheté cette robe, répondit-elle. Béatrice. Mes placards sont bourrés à craquer de trucs achetés par Béatrice. Uniquement de la soie.
— Les miens aussi, dit Rowan en lui adressant un large sourire.
Ses cheveux étaient dégagés mais tombaient naturellement en bouclant juste au-dessus de son col. Ses cils étaient très sombres et elle avait mis un rouge à lèvres d’un rose violacé qui soulignait sa bouche magnifiquement dessinée.
— Tu vas vraiment bien ? s’enquit Mona.
— Assieds-toi, s’il te plaît, dit Rowan en lui montrant la chaise à l’autre bout de la table.
Mona obéit.
Une odeur d’eau de toilette de luxe émanait de Rowan. Une sorte de mélange d’agrumes et de pluie.
Son ensemble de soie noire était sublime. Avant le mariage, on n’avait jamais vu Rowan avec un vêtement aussi volontairement sensuel. Béa avait l’art de se glisser dans les placards des gens, de relever leurs mensurations, puis de refaire leur garde-robe de la façon dont elle pensait qu’ils devaient s’habiller.
Eh bien, pour Rowan, c’était une totale réussite.
J’ai complètement détruit cette robe bleue, se dit Mona. Je ne suis pas prête pour ce type de vêtement. Pas plus que pour les chaussures à talons qu’elle avait envoyées valser sur le plancher du salon.
Rowan baissa la tête pour écraser sa cigarette. Une grosse boucle de cheveux blond cendré tomba sur le creux de sa joue. Son visage avait maigri. La maladie et le chagrin lui avaient donné ce côté quelque peu décharné pour lequel les starlettes et les mannequins se laissent à moitié mourir de faim.
Mona ne pouvait rivaliser avec ce type de beauté. Elle avait les cheveux roux et des formes, et serait toujours ainsi.
Rowan se mit à rire doucement.
— Tu fais ça depuis longtemps ? demanda Mona en avalant une gorgée de jus d’orange. Lire dans mes pensées, je veux dire. Tu ne le fais pas en permanence, n’est-ce pas ?
Rowan ne s’attendait pas à cette question. Elle eut un air amusé.
— Non, pas en permanence. Plutôt par flashes quand tu es préoccupée. Je me glisse dans tes réflexions, en quelque sorte. Comme quand on craque une allumette.
— Oui, j’aime ça aussi. Je vois très bien ce que tu veux dire.
Elle essayait de ne pas regarder Rowan avec adoration. Elle n’avait jamais su ce qu’était avoir le béguin pour un prof, mais elle imaginait que c’était très proche.
— Quand tu me regardes, dit Rowan, je suis incapable de lire quoi que ce soit. Ce sont peut-être tes yeux verts qui m’aveuglent. Ne les oublie pas quand tu fais tes comptes : tu as une peau parfaite, des cheveux roux à mourir, longs et indécemment épais, et d’immenses yeux verts. Et puis, il y a ta bouche et ton corps. Je crois que ta vision de toi-même est un peu trouble en ce moment. Peut-être parce que tu as d’autres sujets de préoccupation : l’héritage, ce qui est arrivé à Aaron, quand Yuri va revenir…
Mona voulut dire quelque chose mais l’oublia instantanément. En fait, jamais elle ne s’attardait plus que nécessaire devant un miroir. Et, ce matin, elle ne s’y était même pas regardée.
— Écoute, je n’ai pas beaucoup de temps, poursuivit Rowan en croisant les mains sur la table. Je vais te parler très franchement.
— Vas-y, je t’en prie.
— Je suis tout à fait d’accord pour que tu sois l’héritière. C’est un choix idéal. Je l’ai senti d’instinct dès que j’ai compris tout ce qui s’était passé, et Ryan a achevé de me convaincre. Les tests confirment que tu as les dons. De plus, tu as l’intelligence, la stabilité, la ténacité et une santé parfaite. Évidemment, tu as aussi les chromosomes supplémentaires, mais des femmes et des hommes Mayfair les ont eus au cours des siècles et il n’y a aucune raison pour que les événements de Noël se reproduisent.
— De toute façon, je n’ai pas l’intention d’épouser un membre de la famille.
Rowan réfléchit et hocha la tête. Elle regarda sa tasse de café, la porta à sa bouche, avala la dernière gorgée et la reposa sur le côté.
— Je ne t’en veux absolument pas pour ce qui s’est passé avec Michael. J’aimerais que tu en sois certaine.
— J’ai du mal à te croire. Ce que j’ai fait est impardonnable.
— Irréfléchi, tout au plus. Et je crois comprendre ce qui s’est produit. Michael reste muet à ce sujet. Je ne parle pas du fait que tu l’aies séduit mais des conséquences positives.
— Si c’est moi qui l’ai guéri, je n’irai peut-être pas en enfer, après tout, dit Mona.
Elle eut un sourire triste. Sa voix et son visage trahissaient son remords, elle en avait conscience. Mais elle se sentait si soulagée…
— Tu l’as guéri et c’était probablement ton destin. Un jour, nous reparlerons de tes rêves et du Victrola qui s’est matérialisé dans la pièce.
— Alors, Michael t’en a parlé ?
— Non, c’est toi. Chaque fois que tu étais près de moi et que tu repensais à la valse de La Traviata et au fantôme de Julien qui te poussait à le faire. Mais ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est que tu ne croies plus que je te déteste pour ça. Il faut que tu sois forte pour être l’héritière, surtout en ce moment. Il ne faut pas que tu te fasses du souci pour rien.
— Tu as raison. Tu ne m’en veux vraiment pas, je le sais.
— Tu aurais pu t’en rendre compte plus tôt. Tu es plus forte que moi. Lire dans les pensées et le cœur des gens n’est qu’un jeu. Je détestais cela quand j’étais enfant. Ça me faisait peur. Mais, plus tard, j’ai appris à me servir de ce don. Si tu attends un peu une fois que quelqu’un t’a parlé, surtout si ses paroles sont déroutantes, tu sais exactement ce qu’il ressent.
— Je sais, j’ai essayé.
— C’est un don qui se cultive. Toi, tu as la chance d’être consciente de ce que tu es. Quand j’étais plus jeune, j’étais censée être normale. J’étais une bonne étudiante passionnée de science, une enfant unique élevée dans le luxe. Je ne savais pas qui j’étais, contrairement à toi.
Elle fit une pause et prit une autre cigarette.
— Ça ne te gêne pas ? demanda-t-elle en montrant la cigarette.
— Non, pas du tout. J’ai toujours aimé l’odeur du tabac.
Mais Rowan remit la cigarette dans le paquet et repoussa le briquet.
Elle regarda Mona d’un air étrangement dur comme si, plongée dans ses pensées, elle en oubliait de dissimuler ses émotions profondes.
Son regard était si froid et si dur qu’il aurait pu être celui d’un homme. Mais c’était bien une belle femme aux yeux gris, aux sourcils foncés et aux cheveux blonds. Mona était trop intriguée pour détourner son regard.
Presque aussitôt, l’expression de Rowan se radoucit. Volontairement, peut-être.
— Je pars pour l’Europe, annonça-t-elle. Pour quelque temps.
— Pourquoi ? Où vas-tu ? Michael est au courant ?
— Non. Lorsqu’il le saura, cela va lui faire mal.
— Rowan, tu ne peux pas lui faire ça. Pourquoi pars-tu ?
— Parce qu’il le faut. Je suis la seule à pouvoir éclaircir le mystère du Talamasca. Je veux savoir pourquoi Aaron est mort.
— Mais il faut emmener Michael avec toi ! Si tu le laisses une nouvelle fois, il faudra bien plus qu’une gamine de treize ans pour sauver son ego et le peu de virilité qu’il lui reste.
Rowan l’avait écoutée avec attention.
Mona regretta tout de suite ses paroles, puis se reprocha ensuite de ne pas avoir parlé avec plus de force.
— Nous allons encore souffrir, dit Rowan.
— Sans compter qu’il ne sera peut-être plus là à ton retour !
— Qu’est-ce que tu ferais, à ma place ?
Mona avala une gorgée de jus d’orange pour se donner le temps de réfléchir.
— C’est à moi que tu poses cette question ?
— A qui d’autre ?
— Emmène-le avec toi en Europe. Pourquoi veux-tu qu’il reste ici ?
— J’ai mes raisons. D’abord, il est le seul à comprendre le danger que court actuellement la famille. Ensuite, il y a la question de sa propre sécurité, bien que j’ignore ce qu’il en est exactement.
— Sa propre sécurité ? S’il reste à traîner par ici, les types du Talamasca n’auront aucun mal à le trouver. Et ta sécurité, à toi, tu y as pensé ? A part Michael, c’est toi qui en sais le plus long sur les événements. Tu peux avoir besoin de lui. Tu ne peux pas partir seule.
— Je ne serai pas seule. Il y aura Yuri.
— Yuri ?
— Il a rappelé ce matin.
— Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue ?
— Je te le dis maintenant. Il était dans une cabine téléphonique à Londres et n’avait que quelques minutes pour parler. Je l’ai convaincu de venir me chercher à Gatwick. Je pars dans quelques heures.
— Tu aurais dû m’appeler, Rowan. Tu aurais dû…
— Attends, Mona. Il a téléphoné pour qu’on s’assure que tu restes avec la famille et sous bonne garde. Il pense que certaines personnes pourraient vouloir t’enlever. Il était très sérieux et n’a pas donné d’autre explication. Il a juste fait allusion aux tests génétiques et à des gens qui avaient accès aux dossiers et pensaient que tu étais la sorcière la plus puissante de la famille.
— C’est probablement vrai. J’y pense depuis longtemps. Mais, Rowan, s’ils cherchent des sorcières, pourquoi pas toi ?
— Parce que je ne peux plus avoir d’enfant. Toi, oui. Yuri pense qu’ils s’intéressent aussi à Michael. C’était lui le père de Lasher. Ces gens malveillants, quels qu’ils soient, vont essayer de vous réunir. Mais je crois que Yuri fait erreur.
— Pourquoi ?
— Pousser un sorcier et une sorcière à se reproduire pour que les gènes supplémentaires donnent naissance à un Taltos ? C’est aussi improbable aujourd’hui que par le passé. Selon les dossiers, la seule et unique tentative réussie a mis trois cents ans. Et j’y ai prêté mon concours au moment crucial. Sinon, cela n’aurait probablement pas pu arriver.
— Et Yuri pense qu’ils peuvent nous forcer à le faire, Michael et moi ?
Pendant tout ce temps, les yeux gris de Rowan étaient restés fixés sur elle.
— Je ne suis pas d’accord avec lui. Je crois que, dans cette histoire, les méchants ont tué Aaron pour brouiller leur piste. C’est pourquoi ils ont aussi essayé de tuer Yuri et qu’ils vont organiser pour moi une mort accidentelle. D’un autre côté…
— Alors, tu es en danger ! Qu’est-il arrivé à Yuri ? Quand, où ?
— Nous ignorons l’ampleur du danger que court chacune des personnes impliquées. Nous l’ignorons parce que nous ne connaissons pas les véritables mobiles des tueurs. Selon Yuri, ils ne s’arrêteront pas avant de tenir un Taltos. C’est la théorie la plus pessimiste, mais nous ne devons pas la négliger. Michael et toi devez être protégés et Michael est le seul de la famille à savoir réellement pourquoi. Tu dois impérativement rester dans la maison.
— Tu nous laisserais seuls tous les deux, bien tranquillement sous ton propre toit ? Rowan, je vais te parler franchement.
— Je n’en attends pas moins de toi.
— Tu sous-estimes Michael à bien des points de vue. Si tu t’en vas sans le prévenir, il ne va pas rester là à se tourner les pouces. Et même s’il se soumettait à la décision, qu’est-ce que tu crois qu’un homme comme lui va vouloir faire ? S’il le veut – c’est de coucher avec moi dont je te parle –, quelle sera ma réaction, à ton avis ? Rowan, tu nous traites comme des pions sur un échiquier. Mais nous ne sommes pas des pions.
Rowan ne répondit pas. Au bout d’un instant, elle sourit.
— Tu sais, Mona, j’aurais aimé t’emmener avec moi.
— D’accord, emmène-nous tous les deux. On part tous les trois !
— La famille n’accepterait jamais une telle trahison. Et je ne peux pas me faire ça à moi-même.
— À quoi sert cette conversation, alors ? Pourquoi me demander mon avis ?
— Mona, il y a trop de raisons pour que tu restes ici avec Michael.
— Et si on remet ça, tous les deux ?
— À toi de voir.
— Génial ! Tu le mets sur la touche et tu comptes sur moi pour le consoler mais sans…
Machinalement, Rowan prit une cigarette mais interrompit son geste, comme la fois précédente, soupira et la remit dans le paquet.
— Ça ne me dérange pas si tu fumes. Moi, je ne fume pas parce que je suis trop intelligente pour ça, bien sûr, mais…
— Bientôt, ça te dérangera.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu ne devines pas ?
Mona était sidérée.
— Tu veux dire que… ? Mon Dieu ! J’aurais dû le comprendre.
Pourtant, il s’en était fallu de peu à plusieurs reprises, par le passé. Elle avait appelé sa gynécologue un certain nombre de fois en lui disant : « Je crois que ça y est, cette fois ! »
— Cette fois, ça y est vraiment, Mona. C’est l’enfant de Yuri ?
— Non, c’est impossible. Il a pris toutes les précautions. C’est tout à fait impossible.
— Alors, c’est l’enfant de Michael.
— Oui. Mais tu es certaine que je sois enceinte ? C’était il y a un mois seulement et…
— Oui. La sorcière et le médecin te le disent.
— Alors, c’est peut-être le Taltos ?
— Tu cherches une raison pour t’en débarrasser ?
— Certainement pas. Rien au monde ne m’obligerait à m’en débarrasser.
— Tu es sûre ?
— Sûre ? Rowan, nous sommes une famille catholique et nous ne faisons pas ce genre de chose. Je le garde, quel que soit le père. Et si c’est Michael, raison de plus pour que tout le monde soit content. Il fait partie de la famille. Tu ne nous connais pas si bien. Rowan. Si Michael est le père… Si je suis bien enceinte…
— Vas-y, termine !
— Tu ne veux pas terminer à ma place ?
— Non, j’aimerais entendre ce que tu as à dire, si tu veux bien.
— S’il est de Michael, alors Michael sera le père de la prochaine génération qui héritera de la maison.
— Oui.
— Et si le bébé est une fille, je pourrai la désigner comme héritière, Michael et toi pourrez être son parrain et sa marraine et nous irons ensemble aux fonts baptismaux. Michael aura un enfant et j’aurai le père que je voulais pour mon bébé, quelqu’un qui a la confiance et l’amour de tout le monde.
— Je savais que tu ferais une description bien plus colorée que je ne l’aurais faite moi-même. C’est encore mieux que je ne l’espérais. Tu as raison. J’ai encore des choses à apprendre sur cette famille.
— Pense à l’église Saint-Alphonse, là où Stella, Antha et Deirdre ont été baptisées. Toi aussi, d’ailleurs, il me semble…
— On ne m’en a jamais parlé.
— Je crois que je l’ai entendu dire.
— Bon, il n’y a aucune chance pour que tu te débarrasses de ce bébé ?
— Tu plaisantes ? Je le veux. Écoute, je serai bientôt si riche que je pourrai m’acheter tout ce que je veux. Mais rien ne remplacera un bébé bien à moi. Si tu connaissais mieux la famille, si tu n’avais pas passé toutes ces années là-bas, en Californie, tu comprendrais que la question ne se pose même pas, sauf si, bien sûr… Mais même…
— Même quoi ?
— On verra le moment venu. Il y aura bien des signes, quelque chose, s’il est anormal.
— Ce n’est pas certain. Quand j’attendais Lasher, il n’y a rien eu avant le moment fatidique.
Mona avait envie de répondre, de dire quelque chose, mais elle était trop absorbée dans ses pensées. Un enfant bien à elle. Malgré sa jeunesse, elle allait pouvoir passer dans l’âge adulte. Soudain, elle vit le berceau, le bébé et elle-même portant le collier d’émeraude qu’elle attacherait au cou de sa fille.
— Et Yuri ? demanda Rowan. Il va comprendre ?
Mona aurait aimé dire oui, mais elle n’en avait aucune idée. Elle repensa à Yuri assis sur le bord du lit, le dernier soir, disant : « Il y a des tas de raisons très importantes pour que tu te maries avec l’un des vôtres. » Soudain, elle s’aperçut que la compréhension de Yuri était le cadet de ses soucis.
Elle ne savait même pas comment on avait essayé de le tuer ni s’il était blessé.
— On lui a tiré dessus, dit Rowan. Malheureusement, l’assassin a été tué par celui qui a sauvé Yuri. Et le corps serait trop difficile à retrouver. Nous n’allons même pas essayer. Nous avons d’autres projets.
— Écoute, Rowan, quels que soient ces projets, il faut que tu en parles à Michael. Tu ne peux pas partir comme ça.
— Je sais.
— Et tu n’as pas peur que ces sales types vous tuent tous les deux, Yuri et toi ?
— J’ai quelques armes bien à moi. Yuri connaît la maison mère comme sa poche. Je crois pouvoir y entrer. J’irai voir l’un des plus vieux membres, l’un des plus respectés. Il me suffira de quinze minutes pour savoir si tout l’ordre est impliqué ou seulement un petit groupe.
— Ce ne peut être un individu isolé, en tout cas. Trop de gens sont morts.
— Tu as raison. Et ils ont perdu trois de leurs membres. Mais ce peut être un groupuscule au sein de l’ordre ou des gens de l’extérieur qui ont des complices à l’intérieur.
— Tu crois que tu pourras les identifier ?
— Oui.
— Prends-moi comme appât.
— Avec l’enfant que tu portes ? S’il est de Michael…
— Il l’est.
— Alors, ils risquent de s’y intéresser encore plus qu’à toi. Je ne veux pas que nos sorcières deviennent une sorte d’instrument pour ceux qui savent s’en servir, que les femmes de notre famille deviennent les cobayes de quelque savant illuminé. J’en ai assez de tout ça. J’en ai assez des monstres. Je veux mettre un terme à toute cette folie. Et Michael et toi devez rester ici.
Rowan releva la manche de son chemisier de soie et consulta sa petite montre en or. Mona ne l’avait jamais vue. C’était sans doute une autre idée de Béatrice.
— Je monte parler à mon mari, annonça Rowan.
— Je viens avec toi.
— Non, s’il te plaît.
— Je suis désolée, mais il le faut.
— Et pourquoi ?
— Pour m’assurer que tu lui dises tout.
— D’accord, allons-y ensemble. Tu as peut-être une longueur d’avance sur moi et tu sauras le convaincre de coopérer. Mais laisse-moi te poser une dernière fois la question. Tu es certaine que le bébé est de Michael ?
— Oui. Et je pense que ça s’est passé juste après l’enterrement de Gifford. Je l’ai de nouveau séduit et je n’ai pas pris plus de précautions que la première fois. Gifford était morte et j’étais comme possédée par le démon, je le jure. C’était juste après que quelqu’un eut essayé d’entrer par la fenêtre de la bibliothèque et que j’eus senti cette odeur.
Rowan ne dit rien.
— C’était lui, n’est-ce pas ? poursuivit Mona. Il venait me voir après ma mère. Il m’a réveillée en essayant d’entrer. Ensuite, je suis allée voir ma mère à l’hôpital et je l’ai trouvée morte.
— Elle était forte, cette odeur ?
— Très. Parfois, je la sens encore dans le salon, ici, et en haut dans la chambre. Pas toi ?
Rowan ne répondit pas.
— Je veux que tu fasses quelque chose pour moi, dit-elle enfin.
— C’est quoi ?
— Ne parle pas du bébé à Michael jusqu’à ce que tu aies passé les tests de grossesse. Il y a bien quelqu’un à qui tu peux te fier ?
— Ne t’inquiète pas pour moi, j’ai une gynécologue.
— Écoute, je serai de retour avant que tu aies besoin d’en parler à qui que ce soit.
— J’y compte bien. Ce serait formidable que tu en termines aussi vite. Mais si tu ne revenais pas et que Michael et moi ne sachions jamais ce qui t’est arrivé, ou à Yuri ?
Rowan réfléchit puis haussa simplement les épaules.
— Je reviendrai. Encore une chose…
— Oui ?
— Si tu parlais du bébé à Michael et qu’ensuite, pour une raison ou une autre, tu ne le gardais pas, cela tuerait Michael. Deux fois déjà il a failli être père. Si tu as le moindre doute, ne lui dis rien jusqu’à ce que le doute soit levé.
— Je suis impatiente de le lui annoncer. Je vais aller cet après-midi chez ma gynécologue. Et quand j’aurai les résultats positifs des tests je parlerai à Michael. Et rien au monde ne m’empêchera de donner naissance à cet enfant.
Elle allait se lever lorsqu’elle se rendit compte de la cruauté de ses paroles pour Rowan. Mais celle-ci ne semblait pas blessée. Son visage était très serein. Elle regardait ses cigarettes.
— Sors d’ici pour que je puisse fumer en paix, dit-elle en souriant. Après, nous réveillerons Michael. J’ai une heure et demie avant de prendre l’avion.
— Rowan, je… je suis vraiment désolée, pour Michael et moi. Mais, pour le bébé, je n’arrive pas à l’être.
— Moi non plus. S’il se sort de toute cette histoire avec un enfant à lui et une mère qui le laisse l’aimer, il parviendra peut-être à tout pardonner, avec les années. Mais rappelle-toi que je suis toujours sa femme, Jézabel. Tu as l’émeraude et le bébé, mais Michael est à moi.
— Ne t’inquiète pas pour ça. Je t’aime vraiment, Rowan. Très, très fort. Et pas simplement parce que tu es ma cousine et que nous sommes des Mayfair. Si je n’étais pas enceinte, je t’obligerais à m’emmener pour veiller sur toi, sur Yuri et sur tout le monde.
— Et comment tu t’y prendrais ?
— Comment tu dis, déjà ? « J’ai quelques armes bien à moi. »
Elles se regardèrent longuement puis Rowan hocha doucement la tête et sourit.